Chronique, Récit, Sociologie

Regarde les lumières mon amour

Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour

Ce récit s’inscrit dans la série “Raconter la vie” dirigée par Pierre Rosanvallon. Quoi de plus logique pour Annie ERNAUX, qui avait publié en 2011 “Écrire la vie”, somme de ses romans et autres écrits depuis ses débuts d’écrivaine. La vie telle qu’elle est, voilà bien le sujet de prédilection de l’auteur.

Notaire de la vie quotidienne

Annie ERNAUX habite le rôle d’un “notaire” de la vie de tous les jours, de tous les gens, exceptionnels ou surtout ordinaires. Elle “consigne le présent” (p. 71) et prend ici pour cadre un hypermarché Auchan de Cergy, implanté dans un centre commercial des Trois-Fontaine qu’elle fréquente en tant que cliente. Le point de vue documentaliste qu’elle porte comme écrivaine lui offre un regard neuf sur les pratiques des gens en milieu “naturel”, celui d’un espace commercial.

L’auteure poursuit ici un travail d’écriture presque documentaire, initié par son “Journal du dehors” (1993) et “La vie extérieure” (2000). Il s’agit bien de cela : un travail diariste, de l’ordre du quotidien : la vie de tous les jours, à l’extérieur, en surface, pour mieux percer ici et là la vie intérieure qui affleure.

“Les super et hypermarchés ne sont pas réductibles à leur usage d’économie domestique, à la «corvée des courses». Ils suscitent des pensées, fixent en souvenirs des sensations et des émotions. On pourrait certainement écrire des récits de vie au travers des grandes surfaces commerciales fréquentées. (p.11)

Microcosmos

Le supermarché ou libre-service représente le monde de la consommation, un monde en soi. Des individus se côtoient dans une grande surface; une vie se déroule à l’extérieur. C’est tout le contraire d’un non-lieu, non pas un “no man’s land”. C’est un espace de vie habité où Annie ERNAUX perçoit quelque chose de l’existence, la vraie vie. Rien n’échappe au regard de l’auteure,

  • romancière quand son esprit vagabonde de rayon en rayon à la découverte d’un monde,
  • anthropologue quand elle fait état des comportements de l’homme au contact des autres au sein de cet espace clos,
  • sociologue quand elle débusque au tournant d’un rayon des pratiques commerciales.

 “Je ne vois des gens que leur corps, leur apparence, leurs gestes. Ce qu’ils mettent dans leur panier, leur caddie. J’en déduis plus ou moins leur niveau de vie. Me demeure invisible l’essentiel, dissimulé même sous les caddies débordants du week-end, cette évaluation incessante entre le prix des produits et la nécessité de se nourrir à laquelle sont astreints la plupart des gens.” (p.32)

Discount, politique du rabais, collecte pour une banque alimentaire; les courses faites en couple ou seul, la place donnée aux livres dans un tel espace commercial; l’attitude du personnel, la typologie des clients le soir (les jeunes) ou le matin (les retraités), en fin de journée (les travailleurs). Les individus qui évoluent en ce monde forment une communauté de désirs.

Valeur d’existence

Le magasin Auchan se révèle être un microcosme, un jardin extraordinaire pour une entomologiste. Un monde en soi, objet d’études intéressants à l’égal des “Mythologies” de Roland BARTHES (1957). Le sémiologue analysait les signes qui rendent visibles le comportement des Français et faisait le portrait de la société à travers ses objets de prédilection, ses goûts grégaires, ses modes et ses réclames. Le propos d’Annie ERNAUX est plus romanesque, tel un “récit de vie”, parce qu’elle voit le monde pour écrire, sur lequel elle porte un regard d’écrivain, et cela change tout.

Parce que voir pour écrire, c’est voir autrement. C’est distinguer des objets, des individus, des mécanismes et leur conférer valeur d’existence.” (p. 71)

 

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