Autobiographie, Religion, Roman

Le royaume

Emmanuel Carrère, Le Royaume

L’évangile selon Carrère? Un livre inclassable, à la fois roman très personnel, livre d’histoire, essai théologique.Deux récits couvrent sur de nombreuses pages le parcours des évangélistes

  • Paul en Grèce de 50 à 58 après Jésus-Christ
  • Luc à Rome, de 60 à 90 après JC.

L’auteur bien documenté livre un travail d’historien et comble volontiers les failles de l’Histoire en parfait romancier. Il nous raconte des épisodes bibliques, nous détaille un contexte historique, émet des hypothèses romanesques. Il le fait en sceptique, agnostique ayant quitté la foi chrétienne, “même pas assez croyant pour être athée” (p. 145). Il nous livre comme un moraliste “ce que dit l’histoire” et “ce qu’elle veut dire”, “quelle morale en tirer” (p. 588).

Le début et la fin

Un prologue de près de 140 pages nous narre en détails étonnants les doutes qui ont traversé l’esprit de l’auteur durant une longue période. En crise, sans plus de repères, sans plus pouvoir écrire, l’auteur s’est tourné vers la religion et ses pratiques, ses rites, durant quelques années. Il nous présente son cheminement hésitant, en compagnie de Jacqueline, sa marraine, ou Hervé, un mentor devenu ami.Un épilogue en 60 pages conclut son récit savant et personnel, en nous parlant du Royaume ici-bas. Dans de très belles pages, l’auteur nous révèle le Royaume sur terre pour certains hommes, alors que lui s’est détaché de la religion.

Le Royaume ici-bas

C’est quoi le Royaume? C’est la question posée en filigrane de cet ouvrage. C’est quoi, le Royaume des cieux, ici-bas, maintenant? Emmanuel CARRÈRE nous décrit de manière magistrale, par l’exemple, à sa façon, sans avoir l’air d’y toucher presque, un monde exemplaire.

“J’étais en train d’achever ce livre et j’en étais, ma foi , plutôt content. Je me disais : j’ai appris beaucoup de choses en l’écrivant, celui qui le lira en apprendra beaucoup aussi, et ces choses lui donneront à réfléchir: j’ai bien fait mon travail. En même temps, une arrière-pensée me tourmentait: celle d’être passé à côté de l’essentiel. Avec toute mon érudition, tout mon sérieux, tous mes scrupules, d’être complètement à côté de la plaque. Évidemment, le problème, quand on touche à ces questions-là, c’est que la seule façon de ne pas être à côté de la plaque serait de basculer du côté de la foi – or je ne le voulais pas(…).” (p.618).

Des épisodes fortuits, présentés presque par hasard, nous montre l’état de délivrance réelle qui est le Royaume sur terre, ici et maintenant. C’est la béatitude pour des hommes et des femmes, dans une vie de tourments et surtout d’extase au quotidien.

“C’est cela que Jésus nous a appris à faire le jeudi saint. Quand il institue l’eucharistie, il parle aux Douze, collectivement. Mais quand il s’agenouille pour laver les pieds de ses disciples, c’est devant chacun personnellement, en l’appelant par son nom, en touchant sa chair, en l’atteignant là où personne n’a su l’atteindre.”

Les enchaînements

Une correspondance entretenue par l’auteur avec une lectrice l’invite à connaître un homme revenu de tout, qui vit en communauté auprès de personnes handicapées avec qui il a fondé une famille, avec lesquelles il entretient des relations nouvelles, d’un autre ordre. A l’occasion d’une retraite, en présence de personnes invitées, cet homme répète humblement les derniers faits de vie du Christ; il lave les pieds de ses convives. Dans cet acte simple, dénué de paroles, empreint d’une symbolique forte, un homme accomplit un geste qui change l’humanité.Ça  ne guérit personne, “qu’on le touche et qu’on le lave, mais il n’y a rien de plus important, pour lui et pour celui qui le fait. Pour celui qui le fait : c’est le grand secret de l’Évangile. C’est le secret de l’Arche, aussi: au début on veut être bon, on veut faire du bien aux pauvres, et petit à petit, cela peut prendre des années, on découvre que c’est eux qui nous font du bien, parce qu’en se tenant près de leur pauvreté de leur faiblesse, de leur angoisse, on met à nu notre pauvreté, notre faiblesse, notre angoisse à nous” (p. 626).Ces 1ère et dernière parties du livre comprennent ces récits qui s’enchâssent et s’enchaînent selon le principe d’une vraie chaîne humaine : une femme lui parle d’un homme qui l’emmène voir un homme qui… On suit alors l’auteur sans savoir où on va, mais on y va volontiers. Le parcours est sinueux, mais étonnant, révélateur; par une formule ultime, un dernier passage, CARRÈRE conclut de manière magistrale. Il est alors un maître que l’on suit en disciple. Dans ces récits qui s’enchevêtrent, qui forment une pelote de fil dont il est a priori difficile de démêler l’important et le futile, de séparer le pittoresque et la morale, l’auteur nous mène du plus petit au plus grand. Un homme lave les pieds d’un autre homme, et sous le regard de CARRÈRE, c’est tout le christianisme qui se résume là, c’est toute l’humanité qui est décrite ici-bas.

Livres du même auteur:

Limonov
Truculent, picaresque. Tel est le récit de la vie du terrible Limonov. Emmanuel CARRERE fait de ce poète, romancier, chef de guerre... un personnage haut en couleurs. Il devient une sorte de Barry Lindon de l'époque soviétique, faussaire de génie, dont nous suivons les traces partout dans le monde. ...
D'autres vies que la mienne
D'autres vies que la nôtre. Des vies et surtout des morts. Il est beaucoup question de maladies, de décès, de handicap, et de vie surtout. L'existence d'êtres proches de l'auteur : sa femme, sa belle-soeur, un collègue, ... C'est la vie des autres qui défilent sous nos yeux dans de multiples récits ...
L'adversaire
C'est l'histoire d'un incroyable mensonge, celui de toute une vie. Pendant 18 ans, Jean-Claude Romand a fait croire à ses proches et amis qu'il était médecin chercheur à l'OMS. Il prétendait chaque jour aller travailler à Genève; il escroquait les membres de sa famille pour soutirer de l'argent et e...

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *