C’est Germinal et les Misérables réunis. L’auteur naît d’une mère adolescente et est vite adoptée par un couple adepte de la religion pentecôtiste. Tristes origines, inscrites de manière indélébile dans la mémoire de l’auteur, avec pour décor les rues sombres de la petite ville minière de Accrington, près de Manchester, peu avant 1960.
“Le bébé est expulsé dans un monde inconnu qui ne devient compréhensible qu’à travers une histoire – bien sûr, nous vivons tous ainsi, c’est l’histoire de notre vie, à la différence près que l’adoption vous débarque au milieu d’une histoire qui a commencé sans vous. Imaginez un livre dont il manquerait les premières pages.” (p. 14)
Un livre dont les premières pages sont manquantes
Jeanette WINTERSON écrit ce livre dont manquent les premières pages. Une enfance épouvantable, sans amour, sans histoire, en la présence d’une mère tyrannique, perverse narcissique. Elle rédige ce roman qui vient compléter les premières pages laissées vierges. Elle pose la question des origines, à l’origine du roman: le roman familial.Elle recherche et trouve sa mère biologique pour évaluer l’amour originel, le désir fondamental qui peut précéder une existence, qui préexiste toute naissance. Sa recherche est capitale : pour pouvoir aimer un jour, il faut avoir été aimé. Pour pouvoir donner un jour, il faut avoir beaucoup reçu.
Lorsque les mots viennent à manquer
Famille silencieuse, famille malheureuse. C’est l’omerta, la loi du silence qui règne dans le ménage familial. Rien n’est dit, sinon des non-dits qui expriment de manière implicite et dont le sens est laissée à interprétation. L’apprentissage est difficile pour un jeune enfant, lorsque la mère est mutique, alors que le père se tait, analphabète de surcroît. Les livres ou les images sont interdits dans cette famille puritaine: la mère va jusqu’à brûler les livres que l’enfant lit en cachette, en un terrible autodafé.Reste la fuite, loin du foyer. La bibliothèque municipale devient pour l’enfant un refuge où elle se conforte en la compagnie des écrivains, eux aussi “souvent des exilés, des marginaux, des fugueurs, des parias.” (p. 141) A défaut de langue maternelle dont l’enfant a été sevré, existent les livres.
“J’avais l’impression de vivre dans une bibliothèque, le lieu où j’avais toujours été la plus heureuse”. (p. 170)
Comme quoi la littérature parle toujours de littérature.
Résilience
On dit parfois qu’un enfant épanoui est celui qui naît du désir d’une mère épanouie. Deux conditions donc : le désir même et l’épanouissement de la mère. Deux conditions qui manquent à la jeune Jeanette. Pourtant, rien n’est perdu pour autant.La renaissance grâce aux livres donne lieu à un beau destin d’écrivain. Jeanette écrit par-dessus soi, malgré le chaos exubérant et par-delà la souffrance. Une vie, et bien plus encore : une vie d’écrivaine, est donc possible après bien des déficiences émotionnelles liées aux origines manquantes. C’est donc un acte de résilience véritable qui donne naissance à ce livre que nous lisons avec… une grande émotion. La boucle est bouclée.On reconnaît deux partie dans ce livre :
- l’enfance malheureuse, terrible, lors de laquelle l’auteur échappe de peu à la folie (on pense volontiers à l’histoire de Janet FRAME, la romancière néo-zélandaise qui a raconté dans “Un ange à ma table” son enfance et ses séjours en institution psychiatrique)
- la découverte des origines, récit toujours fascinant d’un retour sur soi et d’une vérité découverte peu à peu par ce regard porté en arrière.
La fin apaisée, le destin heureux illustrera à merveille les considérations qu’on entend beaucoup aujourd’hui autour de la question de la résilience. On peut y voir la qualité de d’élasticité, de ressort, de ressources et de bonne humeur propre à Jeanette. C’est la faculté de rebondir après une dépression, un échec, un effondrement. “Sauve-toi, la vie t’appelle“, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Boris Cyrulnik.