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Le coeur est un chasseur solitaire

Carson McCullers, Le coeur est un chasseur solitaire

C’est le 1er roman de Carson McCullers, écrit en 1942, et c’est un chef d’oeuvre. Il présente la vie de quelques personnages dans une même ville des États-Unis, tel un kaléidoscope qui montre les différentes facettes de la destinée humaine. C’est un livre choral, comme une partition musicale interprétée à tour de rôle par des chanteurs dont la voix est différente, alors que c’est la même musique.Pour la plupart des protagonistes, en l’espace de quelques mois, la vie ne sera plus jamais la même. Aucun personnage ne sera désormais semblable à ce qu’il a été. Et nous lecteurs aussi.

Le roman de la parole – muette

“Le cœur” est le roman de la parole, alors que “Reflets dans un œil d’or”, qui paraîtra peu après, est celui du regard. Dans “Reflets”, il est question de regard volé, de vision dérobée, à la dérobade, dans un rapport malsain entre les individus fait d’exhibitionnisme et de voyeurisme, comme preuve d’une impossibilité de communiquer. Dans “Le coeur”, tout converge, tous les regards se tournent, tout le monde veut parler à … un sourd-muet!John Singer vit en ménage avec un congénère à moitié idiot, dont il devra se séparer. Il est muet et sourd, mais tous cherchent à lui parler, sans chercher à se faire comprendre vraiment ou, du moins, sans attendre de réponse. Chacun est seul avec lui, mais ensemble.

“Car tout son corps semblait écouter” (p. 37)

Seul ensemble

Jake Blount, ivrogne anarchiste, parle tout seul en cuvant son vin; il travaille dans un champ de foire comme mécanicien. Il veut convaincre les autres par ses ses propos communistes, mais en vain. Il devra quitter précipitamment la ville après avoir pris part à une bagarre meurtrière.Le docteur Benedict Copeland est un vieux médecin noir, révolté par la misère de son peuple, délaissé par les siens ou maltraité par les Blancs, lorsqu’il se plaint du sort réservé aux personnes de couleur. Il semble trouver un interlocuteur en la personne de John Singer.Mick Kelly est une fillette de 12 ans, qui traîne en ville son grand corps de jeune fille, garçon manqué. Elle rêve de musique lorsqu’elle ne doit pas s’occuper de ses petits frères ou sœurs. Elle forme avec Frankie Addams une de ces grandes figures féminines chez Carson McCullers, en proie à un mal-être adolescent très touchant.Tous se rendent régulièrement chez Singer, comme on va “en audience”, car il est de ces personnes rares à qui parler vous rend intelligent. Il écoute ce que vous dites, et cette écoute dans un échange étrange, transforme vos propos et vous transcende.

“L’expression de ses yeux incitait à penser qu’il avait entendu des choses que personne n’avait jamais entendues avant lui, qu’il savait des choses que personne n’avait encore jamais devinées” (p. 39)

Rien ne sera plus pareil

Tout change au cours de ces quelques mois d’été.Mick s’éveille à la musique et découvre l’amour avec un jeune voisin lors d’une promenade à vélo – un morceau d’anthologie de la littérature américaine (p. 343). Elle renoncera aux études et travaillera sans joie dans un magasin de la ville pour subvenir au besoins de sa famille. Bubber, son jeune frère, que plus personne n’appellera Bubber, mais George, à la suite d’un accident domestique qu’il a provoqué, non sans dommage pour une petite fille du voisinage. Tout se déroule sous les yeux de leur père, pauvre chômeur qui répare des montres et des pendules pour gagner un peu d’argent. Horloger, maître du temps, il perd la notion du temps; il ne voit pas le temps passer, il ne voit pas ses propres enfants grandir.Enfin, tous ces personnages se retrouvent, ensemble ou isolément, chez Biff Brannon, propriétaire du Café de New-York. Veuf, il veille sur les personnes qui fréquentent son établissement : Singer pour manger, Blount pour boire, Mick pour quelques sodas ou friandises.A la fin, tout s’arrête : Blount fuit la police, Singer se suicide, Copeland se retire auprès des siens,Mick renonce à ses rêves et s’absente pour prester un travail rémunéré sans intérêt…Reste Brannon, accoudé au comptoir de son café, oncle tutélaire, ange gardien, qui tient son café ouvert, déserté, éclairé toute la nuit. Il reste ouvert, “lors du passage sans fin de l’humanité à travers le temps sans fin” (p. 444). Et de ceux qui travaillent, et de ceux qui aiment.Il demeure, comme un phare en pleine nuit, autour des flots, d’une mer agitée. Et puis vient le soleil du matin… 

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